Toute pratique spirituelle qui se vaut amène vers un degré de plus en plus profond de lâcher-prise, de relâchement de notre petit ego qui cherche à contrôler d’une main serrée ce qui nous arrive.

On comprend bien pourquoi – pour être touché en profondeur, pour vivre ce qui nous transforme il faut nous ouvrir et nous laisser surprendre. Alan Watts disait « si on pense tout le temps, on n’a rien d’autre auquel penser que nos pensées », et cela se généralise à tout notre monde intérieur. Pour grandir et être vraiment touché, il faut nous laisser être transformé.

La pratique de regarder les choses changer – j’ai envie de dire de laisser les choses changer – est un puissant outil pour grandir dans cette direction. Pour observer notre experience être sans cesse renouvelée, il nous faut par définition lâcher l’expérience d’il y a un instant. C’est en réalité ce qui se produit tout le temps : nous avons une « identité », quelque chose qui nous semble important ou qui pré-occupe notre esprit, et puis autre chose arrive et notre identité change, la grande illusion étant qu’on ne remarque pas ce changement.

Par exemple – je suis à la gare et à la recherche d’un sandwich bon marché pour attendre mon train. Je cherche une boulangerie, peut être qu’il y a un peu de frustration de ne pas voir de bonne boulangerie à proximité, mêlée d’inconfort de porter un sac lourd sur les épaules, et mes pensées et mon intention première sont de trouver quelque chose de qualité correcte. Si on me demande qui je suis, je suis quelqu’un qui cherche à manger, un peu frustré par mon environnement. Et puis je trouve, j’achète une baguette (je suis alors un client de la boulangerie), je m’assois (je suis quelqu’un à la recherche d’une bonne place, puis en train de m’asseoir) et je m’apprête à manger (je suis quelqu’un qui cherche à ouvrir l’emballage de mon sandwich). Je prends quelques bouchées, il y a un moment de flottement, je regarde autour de moi, et puis je sors mon téléphone et je suis quelqu’un qui se renseigne sur la crise politique du jour.

A chaque nouvelle identité il y a une transition, parfois une légère tension d’une identité qui s’accroche (quand le train arrive je veux être la personne qui lit son article un peu plus longtemps, et ça me demande un effort de m’arracher à cette identité pour prendre celle d’une personne debout qui s’apprête à monter dans son train). Et notre courte mémoire de travail alliée avec une ignorance inconsciente (mais volontaire !) nous donne l’illusion que notre identité du moment est stable, notre « vraie » identité, qui je suis vraiment. Alors qu’elle ne fait que changer ! Et elle n’a même pas besoin de déclencheur extérieur pour changer – si une fois monté dans votre train vous rêvassez en regardant par la fenêtre et regardez vos pensées, vous verrez qu’un instant vous êtes absorbé dans l’imagination de ce qu’il se passera demain en vacances, et après avoir exploré le plaisir de ce sujet pensée après pensée son attraction se fait moindre (exactement comme la première bouchée d’une glace présente une attraction très forte, et la trentième une attraction bien moindre), et cette force diminuée ouvre la porte à un autre fantasme qui prend sa place, par exemple un souvenir joyeux ou une erreur passée où on imagine avoir agi différemment.

Depuis ce nouvel endroit si vous vous remémorez à quoi vous pensiez il y a quelques instants, le revisitant avant que son souvenir ne disparaisse de notre mémoire (comme le font la quasi-totalité des milliers de moments que l’on vit chaque jour et qui nous paraissent pourtant chacun si importants sur le moment), vous verrez que cet élan terminé il y a quelques secondes à peine parait daté, puéril, sans intérêt. Il y a parfois presque un léger mépris ou condescendance pour la personne qui pourrait être intéressé par ce sujet, elle nous parait étrangère : comment est-ce que j’aurais pu être habité par l’envie de visiter ce fantasme – imaginer le futur, revisiter un souvenir… – ou de prêter attention à une action terminée – chercher une place, ouvrir mon sandwich… – alors que c’est si manifestement vieillot, un peu révulsant ?[1]Si cette phrase vous heurte ou crée une résistance chez vous – prêtez-vous attention à l’expérience intellectuelle de votre réalité, comment est-ce que ça devrait être (« bien … Continue reading Comme la trentième bouchée de glace…

Et pourtant quand vous passez d’un élan à un autre, ce qui vous intéresse et parait important, les valeurs qui s’expriment, qui vous êtes, ont profondément changé. La grande illusion est qu’on ne le remarque pas, et qu’en cet instant il nous semble que nous avons été toujours ainsi, et que si tous les innombrables moments passés n’étaient pas vraiment moi (ou leur intérêt pas vraiment compréhensible par le moi présent), celui-ci, le moment de maintenant, notre envie actuelle, celui-ci est vraiment important, il est différent, c’est sûr. Et on ne se rend pas compte que c’est sans fin, que notre intention présente ne fait que changer et ne nous apporte jamais une paix et une satiété profonde.

Quand on pratique la présence, on apprend à décoller le nez de notre expérience et à gagner un tout petit peu de recul, suffisamment pour voir un peu de ce mécanisme par nous même. Pas comme une idée abstraite mais comme la réalité de notre expérience directe : on voit notre expérience d’être moi, notre système de valeur et d’envies du moment, qui devient de plus en plus central et important… et puis être remplacé par un autre système d’envie et un autre moi. Mais grâce à notre présence on n’oublie pas immédiatement notre nous précédent, et on peut voir qu’il nous semblait si réel et important et que maintenant il est très fade. Et en regardant ce mouvement à répétition, la réalisation commence à émerger : ce moment maintenant, qui me parait si important et si réel, il va aussi se transformer pour ne plus m’intéresser ? Et on le voit se transformer effectivement, la prophétie se réaliser. Et on l’observe encore, et encore, et progressivement on réalise, « Oh. Qui je suis en ce moment, ce qui m’importe et me parait solide, va changer. ». Et on commence à être désenchanté de ce moment – ce qui est un terme positif.

C’est un mot positif parce qu’on se libère de l’enchantement, de l’ensorcellement du moment. Et quand cela se produit, on remet le moment à sa place. Ce n’est pas qu’il n’a plus d’importance ou que je devrais l’ignorer complètement, ou agir de manière non-éthique parce que plus rien ne compte. C’est simplement que cet élan du moment va être remplacé, et que ce moi qui l’habite va être remplacé aussi, et que si je m’y agrippe pour espérer en tirer une stabilité et une satisfaction pleine, il ne peut simplement pas me l’apporter.

Quand vous avez une envie présente, un « craving », observez la vision du monde selon laquelle opère votre esprit. Vous verrez que l’histoire qu’il raconte ressemble à la suivante : « c’est très important que se produise/que j’obtienne/que j’évite X. Une fois que j’aurai ça, ça sera très bien, je serai pleinement satisfait ». Et l’histoire s’arrête là, il n’y a pas de suite ! C’est un peu le « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » des contes de fée, l’histoire est celle d’une dissolution dans la béatitude, d’une image figée de bonheur statique – d’une mort heureuse. Et puisqu’on opère depuis ce moi du moment c’est logique : il est composé des envies et élans de l’instant qui sont très limités (l’envie de trouver un sandwich, d’arriver à tel endroit, d’avoir telle promotion) et n’aurait aucune idée de quoi faire après avoir atteint son objectif et soulagé sa tension que le crée. Tout comme la grande illusion nous cache la naissance de ce moi pour nous faire croire que nous avons toujours été ainsi, elle nous cache la mort prochaine de ce moi en nous empêchant de nous projeter plus loin en avant – la barrière opaque dans le futur ressemble à une dissolution dans la satisfaction, un infini de contentement qui sera présent pour toujours.

Et bien sûr quand le moi s’étiole, que l’envie ait été satisfaite ou qu’elle ait été remplacée par une autre préoccupation, l’illusion ne se remet pas en question. Il y a un léger flottement, une légère friction tandis que la réalité vient contredire l’expérience fantasmée de ce moi dont l’intérêt est en train de diminuer et autre chose se fait plus pressant, et quand la dissonance devient trop grande une autre envie, compréhension, image de soi, vient remplacer la précédente. A l’évidence cette fois-ci c’est la bonne, c’est certain…

En cultivant la présence en prend du recul, et en voyant cette danse se répéter à l’infini on apprend à relâcher un peu notre crispation envers notre expérience. On sait que ce qui parait impérieux d’un moment à un autre va changer et on est moins sous son emprise. On gagne en liberté et en aisance, et on peut agir d’un endroit plus profond qui vient honorer ce qui nous parait juste. On est moins ballotté par les flots toujours changeants de notre moi du moment et on peut les regarder avec tendresse et compassion, sortant du rôle de parent qui laisse les caprices de l’enfant dicter la relation pour prendre le rôle d’un adulte plein de sagesse et bienveillance.

References

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1 Si cette phrase vous heurte ou crée une résistance chez vous – prêtez-vous attention à l’expérience intellectuelle de votre réalité, comment est-ce que ça devrait être (« bien sûr que je suis la même personne et que je comprends que j’avais simplement un intérêt différent il y a un instant ») ou à votre expérience viscérale, non-verbale, proto-émotionnelle ? Je parle du second type d’expérience, qui a lieu à un niveau plus bas, et forme l’ensemble des données sur lequel notre système conceptuel se base pour construire sa vision du monde. On prête ensuite attention à ce niveau conceptuel, parce qu’une abstraction est bien plus légère à avoir en tête, et on ne voit plus le bas niveau – jusqu’à ce qu’il diffère suffisamment de notre niveau conceptuel pour nous forcer à le mettre à jour.